Yves Philippe de Francqueville,
pirate des mots et philanalyste en herbe
tente de donner vie à un tableau de
Vincent van Gogh
afin d'illustrer encore une fois de plus
les nouveaux Contes de moelle :
pirate des mots et philanalyste en herbe
tente de donner vie à un tableau de
Vincent van Gogh
afin d'illustrer encore une fois de plus
les nouveaux Contes de moelle :
Café de nuit
Maurice vient de partir rejoindre sa compagne.
Le ronronnement de son scooter s’entend encore sur le boulevard.
Il n’est pas tout à fait minuit.
Cela faisait pourtant déjà quelques vingt minutes qu’il n’en pouvait plus. Un peu moins de monde, enfin. Le service au restaurant s’étant calmé, il a pu laisser Samuel — seul — tenir jusqu’à la fermeture.
Encore deux bonnes heures à gérer les noctambules, dans ce café de nuit où les visiteurs se précipitent comme les insectes sur une lampe.
Sam au bar, c’est le temps des playlists nostalgiques pour les clients habitués à ces lieux rares, qui ferment tard.
Chacun sa place. La musique est un personnage réel, qui se mêle aux figurants.
Il fait plus sombre encore : les bougies sur les tables ont définitivement remplacé les lampes du plafonnier trop imposantes, les ampoules pourtant réduites au plus bas niveau de luminosité.
Dans la grande salle, les ombres jouent des tableaux vivants et les jeux de couleurs se répondent entre le vichy des tables sales et l’ocre rouge des murs gras.
Le mouvement des têtes qui hochent, des bras qui se lèvent et s’affaissent…
Dans le fond, près des w.-c., se mêlent aux jurons des joueurs, les derniers entrechocs des trois boules sur les bandes du vieux billard au feutre râpé.
Une table de Belote aussi anime l’espace…
Tout cela, c’est pour moi comme une vieille ritournelle, que je ressasse sans savoir si je l’aime vraiment.
J’imagine… et devant la grande baie vitrée, l’attente encore quelques secondes, jusqu'à ce que le frisson de plus me donne le la de cette rengaine.
Lorsque j’entre enfin, la pièce de vie que je viens de décrire s’animait si bien, pour la énième fois, que j’hésite à en être encore le spectateur ; ou à jouer mon rôle.
Les yeux fermés, je vois tout… je connais chaque situation : je la vis instant par instant.
Quel théâtre pour cette nuit ? Quelle pièce ?
Quel acte ?
Sera-t-il bien mené ?
Le public à la hauteur de la prestation des acteurs ?
Chaque soir une autre histoire, chaque soir la même histoire, dans une nouvelle mise en scène.
Un chapitre, puis le suivant…
Un parfum de friture rance sature l’atmosphère.
Il m’attend.
Depuis quand ?
D’après le message sur le téléphone, il était déjà là vers vingt-deux heures trente.
D’après le décor de sa table, les traces sur le set en papier mauve et les verres alignés, cela doit être plutôt exact.
Parfois il m’annonce une venue pronostiquée, qu’il n’arrive pas à tenir : entre sa chambre et Le Marceau, d’autres lieux peuvent être des pièges, le retenant le temps d’un verre ou deux. Voire plus.
D’un regard, je prends connaissance des autres tables et de leurs otages.
Je me prépare aux signes de tête, poignées de mains ou bises à rendre… faire le tour de la grande salle avant de m’asseoir devant lui.
Je me dois d’être rapide, expéditif même, malgré l’envie non dissimulée de certains, désireux d’être rejoints quelques instants dans leur solitude.
Il y a Natacha — chaque soir plus maigre — avec devant elle sa suite de pastis et ses cigarettes roulées d’avance, qu’elle va régulièrement fumer à l’entrée, les mains engoncées dans son pull déformé qui la réchauffe à peine.
Elle avait dû être belle. Infirmière, je pense victime du syndrome d’épuisement professionnel, le dit burnout ?
Un arrêt de maladie longue durée qui dure !
Le Prozac en dose létale depuis bien dix ans ne suffit plus… elle s’offre en désespoir le soulagement de l’héroïne. Elle me promet depuis si longtemps de venir me voir !
Henri lui a certainement consacré une bonne heure, en m’attendant… et elle patiente maintenant jusqu’à la fermeture du bar, dans l’espoir d’être emmenée pour la nuit…
Ce sera lui ou un autre, que le manque et la faim forcent à peu de choix, par découragement !
Comme pour Patrice…
Patrice.
Il est là, ce professeur de mathématiques qui aurait pu décrocher la Médaille Fields… il est là comme chaque soir, avec ses calculs impossibles griffonnés sur son cahier jauni, ses mots croisés d’expert et sa tasse de café vide, bue voici deux ou trois heures. Il fait plus chaud ici que dans sa chambre de bonne, au cinquième étage. Une longue soirée comme toutes les précédentes à se donner l’illusion d’une compagnie.
Sa femme et son fils ne l’ont pas attendu.
Brillant cerveau que les anxiolytiques ont lessivé.
La musique aussi s’éloigne de son monde.
Il y a moins de deux ans, il troquait régulièrement des cours de guitare pour mon fils, avec des séances.
Maintenant il est trop faible, trop résigné. Et moi, fatigué d’attendre que le choix soit fait entre le désir de vivre dans le monde, avec ses incertitudes et ses dangers, et la camisole chimique, rassurante.
Peut-être que le François est passé… certainement. Il n’est pas là, il n’est plus là ? Je l’éviterai donc.
Il me doit quelques séances aussi. Comme Carole, qui me sourit.
Ce soir, comme souvent, j’entre dans une des nombreuses annexes de l’Éducation Nationale, ou d’autres hôpitaux de campagne ou d’autres lieux de misères, où se réunissent les invalides du système. Des parias d’un monde qui se meurt de manque de considération, de manque d’amour…
Je ne connais pas vraiment les prénoms ou surnoms des autres clients ; je n’ai pas le désir de m’y attacher. La rencontre ne s’est pas faite… elle ne se fera peut-être jamais.
Des êtres usés, blessés, brisés avant même parfois d’avoir vécu. Ils sont le décor et passent et s’effacent en dépression, sous cette reproduction délavée et huileuse du tableau de Van Gogh, encadrée, au-dessus du billard.
C’est tout un art de trouver dans ce café de nuit — lors de mon passage — le geste ou le mot qui assure une sympathie, un point de rencontre avec ces fantômes qui hantent l’antre de Sam.
Sam, l’ange triste de ce lieu qu’il souhaitait joyeux.
Un poète qui n’ose pas rentrer chez lui, retrouver sa femme et ses cinq très jeunes enfants dans les cris et les larmes, le bruit et le désordre du quotidien.
Tiendra-t-il ?
Je l’écoute encore.
Sam se complait finalement dans son café de nuit, à sourire au chaland, à rassurer les solitaires au milieux des autres clients qui ne les voient pas. Sam s’efforce aussi à sourire aux sans-dents, à servir encore et encore le verre de trop pour permettre à tous et chacun de se satisfaire de l’instant. Lui, c’est afin de payer ses traites ; et il se sent garant de permettre aux autres d’oublier… d’oublier même le fait de boire, dirait encore le singulier buveur rencontré par le Petit Prince.
Chacun assume ici ses responsabilités sans honte, sans culpabilité.
C’est un lieu unique.
C’est un lieu sans vie, un lieu d’envies ; d’illusions et de mémoires qui s’effacent à chaque gorgée.
Je voyage depuis si longtemps à la recherche des réponses que je n’ai pas…
Qui sont peut-être dans l’univers, à explorer encore et toujours ?
Le café de Sam, c’est une planète où je me pose…
C’est aussi ma planète à moi.
Et Henri est son buveur.
Henri et son monologue, qu’il me plaît d’agréer en tant que spectateur silencieux, en tant que témoin assisté de sa chute, de sa déchéance.
Je le visite un à deux soirs de la semaine ; je m’assoie à sa table et je l’écoute. Parfois quelques minutes, souvent l’heure aussi.
Il ne vient plus depuis longtemps dans mon bureau, cet ancien inspecteur de police, puis principal de lycée qui aimait tant l’outre-mer. Il fut un grand voyageur à travers le monde.
Il était et reste brillant : un de ces personnages remarquables — lui, chevalier des palmes académiques à quarante-cinq ans — qui ont donné cœur et âme en vocation afin que la jeunesse s’instruise et se forme !
C’est moi qui le retrouve, à sa demande, à son appel. Je le rejoins ici ou là… Ici le plus souvent, et de moi, de lui… la thérapie prend une autre dimension dans l’absurde.
Ce soir — comme chaque soir — il a devant lui sa collection, son trésor éphémère.
C’est un rituel, plus qu’une habitude, car chaque souhait — chaque exigence — impose presque un cérémonial : tout est réfléchi selon le jour, l’heure, la météo ou le repas pris ou à prendre.
Sam doit être rapide et attentif… prompt à répondre par l’affirmation et l’action au choix de l’apéritif, le temps du vin blanc, puis celui du vin rouge… et du digestif, après le café toujours très serré et, parfois, un repas, qu’il touche à peine.
Henri boit très lentement. Il boit beaucoup, mais sur la durée. Les commandes s’étalent et les verres se regroupent, sans totalement être bus, comme pour le rassurer.
Si le blanc s’épuise, il faut penser à un autre cépage, un nouveau verre ou le quart en pichet, selon le jour du mois, l’attente ou l’arrivée de la paie, maintenant de la pension pour être plus précis.
Et toujours, toujours, les glaçons dans le bol, qui patientent et qui fondent parfois sans rejoindre un verre.
Pour le rouge, il y a plus fort ou plus doux… le tanin… la robe… un nom, une date… le souvenir d’un château : il en parle — l’humeur est changeante — mais sous les 13 degrés, ce n’est pas concevable.
Alors, pendant toutes ces minutes où je vais l’écouter, il y aura ces improvisations vindicatives, où Henri m’associe à ses commandes et m’invite à l’accompagner dans sa quête. Ce n’est pas qu’il veuille me forcer à boire, mais il aime que je trinque avec lui.
Jamais je ne me sens obligé. Aussi, j’adopte quelques tactiques afin de tenir le temps souhaité, sans me mettre en danger.
Petit à petit, devant moi, se crée aussi une collection de tasses et de verres.
Encore et encore c’est une nouvelle histoire qu’il me conte ce soir. Et les minutes s’écoulent et les verres se vident et se remplissent. Un quasi monologue où souvent les rires bonhommes n’arrivent pas à empêcher quelques larmes, qu’un trait rageur efface aussitôt.
Il lâche alors la main qu’il m’a prise, une fois que j’ai acquiescé d’un geste de la tête, le fait de ne jamais lui rappeler cet instant de fragilité.
L’heure passe et, maintenant pour la troisième fois, la même anecdote répétée me signale qu’il n’y a plus de possible à une quelconque nouveauté. L’esprit sature. L’alcool ingurgité sous tant de formes depuis le début de la matinée devient enfin le maître tout puissant : il n’y aura dorénavant que trop peu de place à la réflexion pour que je reste.
Il râle, puis sourit toujours lorsque je demande à Sam ce cocktail qui porte mon surnom. Le wifi.
Cela veut dire que bientôt je partirai malgré ses injonctions, son insistance à ce que je reste… à prendre encore un autre verre… vraiment le dernier… suppliques amicales auxquelles je ne cède jamais, ou presque…
Henri a, encore ce soir, rafistolé le monde avec tellement de souvenirs de ses jours glorieux.
Il a encore ce soir crié sa colère et pleuré ses déboires d’un quotidien qu’il déteste, qu’il regrette, qu’il choisit malgré tout de vivre.
Il pourrait en écrire bien des livres… de fameux, pour nous conter le Monde et ses réalités que le système nous cache. Il le connaît mieux que quiconque… Il en parle souvent…
Sa culture formidable me nourrit à chaque rencontre. Ses aventures sont épiques ; ses connaissances extraordinaires me fascinent et je m’enrichis de tant d’histoires fantastiques, d’anecdotes croustillantes, voire tragiques ou cocasses, que j’ai presque le sentiment d’avoir voyagé en sa compagnie, à travers le monde. J’ai exploré tant de pays, vécu tant de péripéties avec lui tous ces soirs, que la vie me semble plus réelle, plus vraie, plus heureuse.
Je termine mon Get 31 allongé d’un jus de citron pressé et de glace pilée ; je mange la feuille de menthe craquante.
Il est grand temps que je parte.
Une nouvelle à écrire, de nouveaux personnages à mettre en scène dans un jeu subtil, où tous et chacun se reconnaîtront peut-être un jour ? Un nouveau conte de moelle que Henri lira en son temps, afin de m’en donner la critique, corriger avec soin fautes et coquilles.
Trois-quatre heures aussi de sommeil nécessaire.
Dans le bar, Aznavour en boucle.
Je les abandonne, car déjà ce matin — tôt — viendra Pierre, dans mon bureau.
L'écouter alors lui aussi une bonne heure, tous les jours, pendant une semaine ou deux peut-être, avant qu'il ne disparaisse de nouveau. C'est ainsi. Il va encore et encore me conter ses angoisses, ses souffrances — sa vie — comme depuis presque dix ans… à chaque retour d’Afrique, d’Asie ou d’ailleurs.
Il va lui aussi pleurer, crier, rire et souffler… prendre et reprendre l’énergie nécessaire afin de me dévoiler tant d’anecdotes, d’assumer son histoire, imaginer ainsi se libérer de faits terribles, voire fantasmagoriques, que personne d’autre n’entendra.
Que personne d’autre ne saurait croire ; à part moi, bien entendu.
Et je sais que tout est vrai. Que je n’en soufflerai mot.
Je suis — comme certains diraient — son psy, et lui… c’est un capitaine solitaire…
Un capitaine inconnu — en missions de par le monde, au nom de La République — un agent secret !
Écrit à Montpellier, fin juin 2017 et parachevé le 30 octobre 2017.
Yves Philippe de Francqueville ©
yvesdefrancqueville@yahoo.fr
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Café de nuit une nouvelle de Yves Philippe de Francqueville, pirate des mots et philanalyste en herbe. Un écrit afin de donner vie à un tableau de Vincent van Gogh pour illustrer les nouveaux Contes de moelle.
Tous droits réservés ©
Auteur : Yves Philippe de Francqueville
Cet écrit est un hommage à toutes celles et ceux qui tentent de se libérer de la dépression… à celles et ceux qui y arrivent, à celles et ceux qui n'y arrivent pas…
Un hommage sincère à celles et ceux qui tentent d'aider, et qui vivent eux-mêmes au milieu des mondes de la dépression.
Que ce texte ne soit pas dévié de sa raison d'être : d'offrir un peu de considération et d'amour à ce monde qui en manque tant.
L'auteur — Yves Philippe de Francqueville, dont le nom est cité souvent pour plaire aux moteurs de recherche, méprise celles et ceux qui (des journalistes ou d'autres médiocres avides de propos nauséeux) par quelques jeux détestables, en briseraient l'harmonie.
Un hommage sincère à celles et ceux qui tentent d'aider, et qui vivent eux-mêmes au milieu des mondes de la dépression.
Que ce texte ne soit pas dévié de sa raison d'être : d'offrir un peu de considération et d'amour à ce monde qui en manque tant.
L'auteur — Yves Philippe de Francqueville, dont le nom est cité souvent pour plaire aux moteurs de recherche, méprise celles et ceux qui (des journalistes ou d'autres médiocres avides de propos nauséeux) par quelques jeux détestables, en briseraient l'harmonie.