Yves Philippe de Francqueville,
pirate des mots et philanalyste en herbe
révèle un secret de famille
pour les nouveaux Contes de moelle :
pirate des mots et philanalyste en herbe
révèle un secret de famille
pour les nouveaux Contes de moelle :
Marie Quatre-Mains
La fée des crêpes
L’époque où commence l’histoire de cette femme n’est pas si lointaine et pourtant la conter aujourd’hui me semble bien délicat : une crainte tangible de ne pas exposer la réalité des faits, telle que mes yeux et, surtout mon cœur, l’ont perçue.
C’est que la vérité se transforme si souvent en légende, au fil du temps.
Je me dois donc de vous la rapporter avant que les années ne transforment les protagonistes en quelques mots et deux dates, sur des pierres tombales…
Ce n’est pas une politicienne, une vedette de cinéma, une écrivaine féministe ou une journaliste engagée…
Cependant… beaucoup pourront vous affirmer qu’ils la connaissent ; certains n’hésiteront pas à dire qu’elle s’active toujours là-bas, dans sa chaumière des Hauts-de-France, dans le grand nord picard.
Qu’ils sont passés la voir la semaine dernière, ou hier encore.
Parce qu’elle œuvre toujours.
Oui, si vous désirez vous y rendre, que ce soit un soir de pleine lune ou lors d’un matin pluvieux — un dimanche aussi — au milieu de ce petit village perdu, vous serez reçus avec les honneurs de son talent et la chaleur de son fourneau.
Alors que je trace ces lignes, à l’heure où j’écris ces quelques phrases, je la sais déjà à l’ouvrage. J’espère que pendant quelques belles années encore, elle restera celle qui donne sans compter de sa disponibilité, de ses créations éphémères, de son amour auprès des enfants… et de son écoute à tout être en demande.
Que ce soit pour longtemps, chez elle, entourée de celles et ceux qu’elle aime et qui l’aiment.
Marie est née à l’époque où existaient encore des greniers et des grands-mères.
C’est un temps que les générations du vingt-et-unième siècle ne veulent plus connaître.
Trop de parents ont transformé, par intérêt, ces paradis à secrets, mémoire du passé, en chambres ou studios à louer. Ils ont dû placer en douceur, par nécessité — généralement pour de très bonnes raisons sociales — leur vieille mère, dans un de ces mouroirs qu’ils occuperont à leur tour. Bientôt…
Et pendant ce temps-là, les jours s’écoulent, plus ou moins lentement, pour celles et ceux qui survivent.
Les bombes ne tombaient plus pour un temps sur la France, ce 27 août 1941, pendant que les politiciens s’affairaient, tantôt à collaborer, tantôt à résister, lorsque Marie Quatre-mains a vu le jour.
Ses yeux se sont ouverts sur des terres marquées par l’Histoire, oubliée ou trichée, marquées aussi par de petites histoires, davantage passionnantes et assurément plus vraies.
Elle est née gauchère.
C’est peut-être, c’est certainement, ce qui façonnera sa vie de femme.
La main gauche, la main du diable : il n’est en aucun cas souhaitable de la valoriser.
Beaucoup d’enfants sont toujours brimés, voire martyrisés, en raison de cette étonnante spécificité, remarquable chez l’espèce humaine. Il y a aussi les yeux bleus ;ou les cheveux roux qui peuvent causer quelques problèmes en certains lieux… mais avoir une main gauche fort habile, c’est tragique.
À l’époque où naît Marie, les « bonnes sœurs » comme les « bons pères », chargés d’éduquer les enfants confiés par les familles, n’hésitaient pas à torturer les vilains qui usaient volontairement de cet appendice maléfique…
Ils savaient pareillement — que trop bien — comment s’y prendre, pour réfréner toutes autres déviances qui ne plairaient pas à leur « bon dieu ». Il leur avait donné ce corps à garder sain, avant qu’il ne soit saint.
Il se raconte aussi que l’enfant de bonnes mœurs ne devait jamais se voir ou être vu nu… ne jamais dévoiler son corps à la lumière du jour, parce que son ange gardien n’était pas du même sexe que lui.
Le mot sexe est compliqué à définir, soit, comme celui d’ange gardien d’ailleurs, mais l’usage des chemises et des caleçons de toilette fut respecté pendant bien des années.
Je crois que c’est pour cela que le grand secret de Marie n’a jamais été divulgué jusqu’à ce jour.
Alors que certains développent un corps de rêve et/ou une intelligence plus ou moins remarquable, afin de grandir sans contraintes, d’autres peuvent souffrir de bien des handicaps.
Malchance ?
Le hasard ou la malédiction ?
Une punition divine ?
Un accident, une maladie, les effets d’une guerre, la malnutrition, la malbouffe ou le manque d’amour… parfois même (ou surtout) la maladresse, voire la bêtise sociétale ou religieuse, ne nous rendent pas égaux dans les étapes qui nous façonnent de l’enfance à l’âge adulte.
Marie, enfant, ressemble d’apparence à toutes les petites filles de son âge.
Sa tare reconnue de gauchère en fait cependant un être inférieur aux yeux du système éducatif. Cela rend cette demoiselle fort malheureuse des brimades subies, au point de s’enfuir du pensionnat. Elle préfère retrouver la maison familiale, sans avoir hélas, reçu les bonnes leçons de vie scolaire.
Elle doit se résigner.
Analphabète, il lui est impossible d’envisager une carrière prometteuse de secrétaire, d’infirmière ou de professeure : ces professions qui étaient réservées généralement aux femmes ne souhaitant pas vivre aux crochets de leur cher époux.
Les talents de Marie ne sont certainement pas dans la lecture, encore moins dans son écriture, qui ne veut pas s’accommoder d’une main droite quasi réfractaire au bon usage d’un porte-plume… cependant, elle a un remarquable sens pratique, associé à un raisonnement sage et humaniste, tout particulièrement développé.
Quel avenir pourrait s'offrir alors ?
Quel sens donner à sa vie ?
Très jeune, elle aime œuvrer auprès de ses parents, afin de les soutenir dans l’éducation de la fratrie — de la famille étendue, aussi — en ces temps d’après-guerre où la vie sociale tente de se reconstruire au milieu des champs de ruines.
Ce n’est qu’une petite fille, et pourtant, sa vivacité surprend, enchante ! Marie devient indispensable dans la prise en charge de toutes les tâches qu’il était de coutume de confier à une mère, à plusieurs, racontent même certains…
Adolescente, Marie est demandée par quelques grandes Dames et quitte sa mère et les siens, pour d’autres horizons.
Au-delà de sa mère… de la mer, aussi.
Jeune femme, elle s’active auprès d’enfants dont les mères ne se sentent pas en mesure d’assumer ce rôle que la société venait d’inventer : celui de la ménagère de moins de cinquante ans. Gérer une vie sociale, tenir une maison et éduquer des enfants tout en prenant soin de soi… combien d’épouses en étaient capables ?
Marie ne se soucie pas beaucoup des folies du monde.
Elle n’a pas de passion reconnue, de don particulier annoncé ; et les arts ou les loisirs semblent l’indifférer totalement.
À ses yeux, le beau doit être pratique et d’usage au quotidien. Elle apprécie les rencontres utiles : le plaisir d’une visite s’associe à partager ses créations culinaires, comme de discourir sur la bonne vitalité d’un enfant, sur son avenir.
Elle est en discrétion, pleine de cette force inépuisable de disponibilité et d’attention — d’amour aussi — pour les bambins dont les mères se savent incapables de gérer l’éducation, tout en culpabilisant de préférer une vie mondaine ou active, dans le monde du travail.
Quelques-unes méprisent parfois cette bonne à tout faire, qui préfère les langes et les fourneaux aux salles de classe bruyantes, aux couloirs d’hôpitaux ou aux bureaux d’usines. Beaucoup l’admirent, sans toujours la comprendre.
Ce sens du service, cette disponibilité sans faille… une efficacité reconnue !
Mais d’où lui vient cette énergie ?
De bonnes âmes voudraient y voir l’expression singulière de la dévotion à un culte…
Est-elle dans le dévouement, le sacrifice, l’abandon de soi… dans l’abnégation totale ?
Deviendra-t-elle religieuse, au service de l’humanité ? Fera-t-elle don de sa personne au nom d’une cause divine ?
Certains prédisent… sans savoir vraiment ce qui se passe dans le cœur de Marie.
Ses croyances, qu’elle a façonnées dans une éducation chrétienne un peu ébréchée par ses épreuves d’enfant, semblent aussi solides et brutes que celles attribuées bien souvent aux charbonniers. Pourtant, elle préfère à l’attente stérile d’un paradis promis dans la crainte des enfers, le devoir d’une vie active, avec le souci d’être heureuse, de rendre l’autre heureux, simplement.
Alors, elle choisit très jeune de se marier — selon la coutume reçue de ses parents, pour avoir le droit de vivre en couple — afin de fonder ainsi sa propre famille, dans le désir d’élever des enfants qu’elle portera en son sein…
Cinq qui viendront au monde pour sa plus grande joie, selon ses dires.
Marie mariée, c’est une jolie femme qui ressemble d’apparence à toutes les autres dames de sa génération…
Cependant… sa soif de l’autre — des autres — n’a point tari, alors que les naissances se succèdent.
Son lieu de vie devient rapidement une terre d’accueil, de rires partagés, mais aussi de larmes à essuyer : le lieu des complaintes, des jérémiades, des suppliques.
Chez Marie : l’annexe de tous les bureaux des aides, ouvert chaque jour, à toutes heures.
S’il y a un don à lui reconnaître, c’est certainement celui de l’écoute.
Jamais elle ne condamne… rarement elle juge, souvent elle conseille… et plutôt bien.
Toujours elle pardonne, même s’il arrive que le temps nécessaire à soigner la blessure de l’offense puisse paraître bien long aux outrecuidants.
Il faut aussi que soit réparé le préjudice…
Les jours se suivent, les années, les décennies…
Et combien franchissent, du matin au soir, cette porte toujours ouverte ?
Combien se succèdent — sur déjà trois générations, parfois, et bientôt quatre — pour être nourris, éduqués, soignés, consolés ?
Lorsque l’on imagine la situation, c’est l’idée d’une vaste pension de famille, avec des légions de personnel de cuisine, d’assistantes sociales, d’infirmières, d’aides-soignantes, de pédagogues, qui œuvrent au quotidien afin de gérer ce lieu de vie.
Chaque jour…
Les gâteaux au chocolat sortent des fours par trois, les crêpes sont quarante en dix minutes…
Combien de tonnes de papier et de milliers de crayons feutres, de crayons de couleurs et d’albums à colorier s’écoulent d’année en année ?
Combien de tonnes de sable ont alimenté le vaste bac où des centaines d’enfants ont joué, jouent encore ?
Trois lessives tournent au quotidien…
Dès sept heures du matin, le fourneau est en action !
Les sacs de couches occupent des placards entiers, les pots de confiture aussi.
Les pots de chambre et les lits pour enfants ne se comptent plus dans tous les coins et recoins possible de sa modeste maison. Le seul endroit qui n’est pas lieu d’accueil pour l’humain, c’est la cave : la réserve où Marie puise ses trésors bruts, surtout de gros sacs de pommes de terre, des filets d’oignons et des œufs par dizaines, qu’elle transforme au quotidien afin de nourrir en abondance ses hôtes.
Marie à l’œuvre…
Oui, si étrange que cela soit… elle est seule, seule à agir, tout en écoutant le quidam de passage.
Elle est seule à accueillir les éboueurs, pour le café de 8 heures. La voisine, la sœur, la cousine, la belle-fille ou l’amie — chacune apportant ses soucis divers ou d’été — passe à 9, 10, ou 11 heures. Et l’après-midi est toujours animée par d’autres visites, des présences…
Toujours attentive, toujours à l’écoute !
Elle est pourtant seule à s’occuper des trois services du midi, idem pour les deux du soir… comme lors des nuits aussi, quand un enfant est malade…
Son époux, ses enfants, tous sont bien entendu disponibles et actifs, lorsqu’ils rentrent du boulot, de l’école ou du lycée… mais l’ensemble des tâches est géré par Marie.
Personne ne veut comprendre, ne pourrait comprendre, comment elle arrive à tout assumer.
Personne ne se soucie de cette capacité à garantir ce rythme de vie qui semble inhumain…
Et cependant, tous continuent à profiter de Marie, de sa disponibilité, de ses largesses.
Les années passent…
Les âges de la vie se succèdent.
De l’art d’être grand-mère, elle en conserve quelques greniers…
C’est le temps de la retraite ? Pas celui du retrait.
Ils sont nombreux encore à franchir le pas de la porte : des anciens qui se souviennent, des enfants à qui l’on a raconté son histoire… des adultes reconnaissants. De nombreux petits enfants aussi, avec leurs amis, leurs amours…
Personne, personne pourtant, n’a la réponse à cette question qu’il ne faut pas poser :
Comment fait-elle ?
Les années passeront…
La mort nous gagnera tous.
Nous serons pour la plupart oubliés… parfois très vite.
Même celles et ceux avec des métiers honorables, des charges et des responsabilités notables…
Et Marie ?
Marie, un jour aussi, aura son heure du grand départ.
En quoi croit-elle ?
Personne ne le sait vraiment. Elle est bien discrète sur ce sujet.
Elle ne semble pas craindre la mort, qu’elle a si souvent côtoyée.
Ma certitude, c’est qu’elle ne sera pas oubliée de sitôt sur cette Terre.
Je suis aussi convaincu de son influence majeure sur toutes les routes tracées par beaucoup de celles et ceux qui l’ont rencontrée, enfants et adultes.
Tous ces enfants qu’elle a aimés !
De tous ceux qui ont un jour savouré quelques crêpes au retour de l’école ; de tous ces adultes qui ont discuté sur le sens de la vie, autour d’un café fort ou d’un verre de vin revigorant… c’est l’histoire de Marie.
Plus tard, lorsque les souvenirs seront plus épars… que d’autres générations nous auront succédé… il restera son secret.
Oui… elle a un secret.
Je l’ai compris tardivement. Il me fallait l’écrire. Que personne ne l’oublie :
Marie, lorsqu’elle est en pleine action pour s’occuper des autres, afin de donner le meilleur d’elle-même, quatre mains s’affairent. Elles lui permettent d’agir efficacement, avec une énergie et une productivité étonnantes.
Quatre mains ?
Comment est-ce possible autrement ?
De pouvoir assumer en même temps quatre poêles à crêpes sur le gaz, deux enfants à moucher, trois sur le pot et écouter les complaintes de la voisine… tout en préparant des confitures. Il faut bien quatre mains !
Discrète, lorsque personne ne la regarde agir en tous lieux… oui, deux autres mains gauches fort habiles, sortent de son corps et s’agitent avec art !
Quatre mains, c’est bien nécessaire en effet pour subvenir correctement à tant de tâches à assumer.
Personne ne les a vues, ces quatre mains… à part moi, peut-être ? Mais qui s’en soucie, lorsque Marie est à l’action ?
C’est un soir d’automne pluvieux, alors que je suis de passage, seul, à la maison.
Elle ne m’a pas entendu.
Elle m’a peut-être entendu ?
Il est tard.
La maison silencieuse, elle s’affaire encore.
Elle m’attendait, je pense.
Nous avions retrouvé depuis quelques années le plaisir de discuter ensemble. Et nous nous laissions parfois nous perdre dans certaines confidences sur le sens de la vie.
Lors de mes rares visites.
Je l’ai vue ce soir-là, en pleine action, sous un autre regard. Je l’ai vue de mes propres yeux, avec ceux du cœur.
Il y avait ces quatre mains qui œuvraient… et son sourire.
J’ai compris son secret.
Je l’ai vraiment aimée, alors, cette femme étrange.
À travers son histoire : les responsabilités qui lui incombèrent, elle a osé les prendre avec plaisir, courage et vaillance. Avec une volonté surprenante. La plupart des charges assumées n’étaient surtout pas recherchées par les autres, qui appréciaient son efficience, sans se soucier des outils ou de la méthode.
Alors, à l’insu de tous et chacun, elle agit toujours avec compétence, assurant un rendement inégalable, grâce à ses quatre mains…
C’est son secret. Elle l’a humblement caché au monde, afin de ne pas créer de jalousie.
Personne ne peut nier cet atout merveilleux.
Il est vrai que personne ne lui en voudrait d’avoir cette aide si précieuse, afin d’être en tout temps une femme, une mère, une épouse, une amie, disponible et efficace.
Avec le sourire.
Hier, aujourd’hui, demain et pour des siècles encore, des mercis ont fusé, fusent et fuseront :
Merci Marie Quatre-mains.
Merci la fée des crêpes… que beaucoup nomment ou surnomment tante Marie.
Merci Maman. Oui, sincèrement :
Merci.
C’est que la vérité se transforme si souvent en légende, au fil du temps.
Je me dois donc de vous la rapporter avant que les années ne transforment les protagonistes en quelques mots et deux dates, sur des pierres tombales…
Ce n’est pas une politicienne, une vedette de cinéma, une écrivaine féministe ou une journaliste engagée…
Cependant… beaucoup pourront vous affirmer qu’ils la connaissent ; certains n’hésiteront pas à dire qu’elle s’active toujours là-bas, dans sa chaumière des Hauts-de-France, dans le grand nord picard.
Qu’ils sont passés la voir la semaine dernière, ou hier encore.
Parce qu’elle œuvre toujours.
Oui, si vous désirez vous y rendre, que ce soit un soir de pleine lune ou lors d’un matin pluvieux — un dimanche aussi — au milieu de ce petit village perdu, vous serez reçus avec les honneurs de son talent et la chaleur de son fourneau.
Alors que je trace ces lignes, à l’heure où j’écris ces quelques phrases, je la sais déjà à l’ouvrage. J’espère que pendant quelques belles années encore, elle restera celle qui donne sans compter de sa disponibilité, de ses créations éphémères, de son amour auprès des enfants… et de son écoute à tout être en demande.
Que ce soit pour longtemps, chez elle, entourée de celles et ceux qu’elle aime et qui l’aiment.
Marie est née à l’époque où existaient encore des greniers et des grands-mères.
C’est un temps que les générations du vingt-et-unième siècle ne veulent plus connaître.
Trop de parents ont transformé, par intérêt, ces paradis à secrets, mémoire du passé, en chambres ou studios à louer. Ils ont dû placer en douceur, par nécessité — généralement pour de très bonnes raisons sociales — leur vieille mère, dans un de ces mouroirs qu’ils occuperont à leur tour. Bientôt…
Et pendant ce temps-là, les jours s’écoulent, plus ou moins lentement, pour celles et ceux qui survivent.
Les bombes ne tombaient plus pour un temps sur la France, ce 27 août 1941, pendant que les politiciens s’affairaient, tantôt à collaborer, tantôt à résister, lorsque Marie Quatre-mains a vu le jour.
Ses yeux se sont ouverts sur des terres marquées par l’Histoire, oubliée ou trichée, marquées aussi par de petites histoires, davantage passionnantes et assurément plus vraies.
Elle est née gauchère.
C’est peut-être, c’est certainement, ce qui façonnera sa vie de femme.
La main gauche, la main du diable : il n’est en aucun cas souhaitable de la valoriser.
Beaucoup d’enfants sont toujours brimés, voire martyrisés, en raison de cette étonnante spécificité, remarquable chez l’espèce humaine. Il y a aussi les yeux bleus ;ou les cheveux roux qui peuvent causer quelques problèmes en certains lieux… mais avoir une main gauche fort habile, c’est tragique.
À l’époque où naît Marie, les « bonnes sœurs » comme les « bons pères », chargés d’éduquer les enfants confiés par les familles, n’hésitaient pas à torturer les vilains qui usaient volontairement de cet appendice maléfique…
Ils savaient pareillement — que trop bien — comment s’y prendre, pour réfréner toutes autres déviances qui ne plairaient pas à leur « bon dieu ». Il leur avait donné ce corps à garder sain, avant qu’il ne soit saint.
Il se raconte aussi que l’enfant de bonnes mœurs ne devait jamais se voir ou être vu nu… ne jamais dévoiler son corps à la lumière du jour, parce que son ange gardien n’était pas du même sexe que lui.
Le mot sexe est compliqué à définir, soit, comme celui d’ange gardien d’ailleurs, mais l’usage des chemises et des caleçons de toilette fut respecté pendant bien des années.
Je crois que c’est pour cela que le grand secret de Marie n’a jamais été divulgué jusqu’à ce jour.
Alors que certains développent un corps de rêve et/ou une intelligence plus ou moins remarquable, afin de grandir sans contraintes, d’autres peuvent souffrir de bien des handicaps.
Malchance ?
Le hasard ou la malédiction ?
Une punition divine ?
Un accident, une maladie, les effets d’une guerre, la malnutrition, la malbouffe ou le manque d’amour… parfois même (ou surtout) la maladresse, voire la bêtise sociétale ou religieuse, ne nous rendent pas égaux dans les étapes qui nous façonnent de l’enfance à l’âge adulte.
Marie, enfant, ressemble d’apparence à toutes les petites filles de son âge.
Sa tare reconnue de gauchère en fait cependant un être inférieur aux yeux du système éducatif. Cela rend cette demoiselle fort malheureuse des brimades subies, au point de s’enfuir du pensionnat. Elle préfère retrouver la maison familiale, sans avoir hélas, reçu les bonnes leçons de vie scolaire.
Elle doit se résigner.
Analphabète, il lui est impossible d’envisager une carrière prometteuse de secrétaire, d’infirmière ou de professeure : ces professions qui étaient réservées généralement aux femmes ne souhaitant pas vivre aux crochets de leur cher époux.
Les talents de Marie ne sont certainement pas dans la lecture, encore moins dans son écriture, qui ne veut pas s’accommoder d’une main droite quasi réfractaire au bon usage d’un porte-plume… cependant, elle a un remarquable sens pratique, associé à un raisonnement sage et humaniste, tout particulièrement développé.
Quel avenir pourrait s'offrir alors ?
Quel sens donner à sa vie ?
Très jeune, elle aime œuvrer auprès de ses parents, afin de les soutenir dans l’éducation de la fratrie — de la famille étendue, aussi — en ces temps d’après-guerre où la vie sociale tente de se reconstruire au milieu des champs de ruines.
Ce n’est qu’une petite fille, et pourtant, sa vivacité surprend, enchante ! Marie devient indispensable dans la prise en charge de toutes les tâches qu’il était de coutume de confier à une mère, à plusieurs, racontent même certains…
Adolescente, Marie est demandée par quelques grandes Dames et quitte sa mère et les siens, pour d’autres horizons.
Au-delà de sa mère… de la mer, aussi.
Jeune femme, elle s’active auprès d’enfants dont les mères ne se sentent pas en mesure d’assumer ce rôle que la société venait d’inventer : celui de la ménagère de moins de cinquante ans. Gérer une vie sociale, tenir une maison et éduquer des enfants tout en prenant soin de soi… combien d’épouses en étaient capables ?
Marie ne se soucie pas beaucoup des folies du monde.
Elle n’a pas de passion reconnue, de don particulier annoncé ; et les arts ou les loisirs semblent l’indifférer totalement.
À ses yeux, le beau doit être pratique et d’usage au quotidien. Elle apprécie les rencontres utiles : le plaisir d’une visite s’associe à partager ses créations culinaires, comme de discourir sur la bonne vitalité d’un enfant, sur son avenir.
Elle est en discrétion, pleine de cette force inépuisable de disponibilité et d’attention — d’amour aussi — pour les bambins dont les mères se savent incapables de gérer l’éducation, tout en culpabilisant de préférer une vie mondaine ou active, dans le monde du travail.
Quelques-unes méprisent parfois cette bonne à tout faire, qui préfère les langes et les fourneaux aux salles de classe bruyantes, aux couloirs d’hôpitaux ou aux bureaux d’usines. Beaucoup l’admirent, sans toujours la comprendre.
Ce sens du service, cette disponibilité sans faille… une efficacité reconnue !
Mais d’où lui vient cette énergie ?
De bonnes âmes voudraient y voir l’expression singulière de la dévotion à un culte…
Est-elle dans le dévouement, le sacrifice, l’abandon de soi… dans l’abnégation totale ?
Deviendra-t-elle religieuse, au service de l’humanité ? Fera-t-elle don de sa personne au nom d’une cause divine ?
Certains prédisent… sans savoir vraiment ce qui se passe dans le cœur de Marie.
Ses croyances, qu’elle a façonnées dans une éducation chrétienne un peu ébréchée par ses épreuves d’enfant, semblent aussi solides et brutes que celles attribuées bien souvent aux charbonniers. Pourtant, elle préfère à l’attente stérile d’un paradis promis dans la crainte des enfers, le devoir d’une vie active, avec le souci d’être heureuse, de rendre l’autre heureux, simplement.
Alors, elle choisit très jeune de se marier — selon la coutume reçue de ses parents, pour avoir le droit de vivre en couple — afin de fonder ainsi sa propre famille, dans le désir d’élever des enfants qu’elle portera en son sein…
Cinq qui viendront au monde pour sa plus grande joie, selon ses dires.
Marie mariée, c’est une jolie femme qui ressemble d’apparence à toutes les autres dames de sa génération…
Cependant… sa soif de l’autre — des autres — n’a point tari, alors que les naissances se succèdent.
Son lieu de vie devient rapidement une terre d’accueil, de rires partagés, mais aussi de larmes à essuyer : le lieu des complaintes, des jérémiades, des suppliques.
Chez Marie : l’annexe de tous les bureaux des aides, ouvert chaque jour, à toutes heures.
S’il y a un don à lui reconnaître, c’est certainement celui de l’écoute.
Jamais elle ne condamne… rarement elle juge, souvent elle conseille… et plutôt bien.
Toujours elle pardonne, même s’il arrive que le temps nécessaire à soigner la blessure de l’offense puisse paraître bien long aux outrecuidants.
Il faut aussi que soit réparé le préjudice…
Les jours se suivent, les années, les décennies…
Et combien franchissent, du matin au soir, cette porte toujours ouverte ?
Combien se succèdent — sur déjà trois générations, parfois, et bientôt quatre — pour être nourris, éduqués, soignés, consolés ?
Lorsque l’on imagine la situation, c’est l’idée d’une vaste pension de famille, avec des légions de personnel de cuisine, d’assistantes sociales, d’infirmières, d’aides-soignantes, de pédagogues, qui œuvrent au quotidien afin de gérer ce lieu de vie.
Chaque jour…
Les gâteaux au chocolat sortent des fours par trois, les crêpes sont quarante en dix minutes…
Combien de tonnes de papier et de milliers de crayons feutres, de crayons de couleurs et d’albums à colorier s’écoulent d’année en année ?
Combien de tonnes de sable ont alimenté le vaste bac où des centaines d’enfants ont joué, jouent encore ?
Trois lessives tournent au quotidien…
Dès sept heures du matin, le fourneau est en action !
Les sacs de couches occupent des placards entiers, les pots de confiture aussi.
Les pots de chambre et les lits pour enfants ne se comptent plus dans tous les coins et recoins possible de sa modeste maison. Le seul endroit qui n’est pas lieu d’accueil pour l’humain, c’est la cave : la réserve où Marie puise ses trésors bruts, surtout de gros sacs de pommes de terre, des filets d’oignons et des œufs par dizaines, qu’elle transforme au quotidien afin de nourrir en abondance ses hôtes.
Marie à l’œuvre…
Oui, si étrange que cela soit… elle est seule, seule à agir, tout en écoutant le quidam de passage.
Elle est seule à accueillir les éboueurs, pour le café de 8 heures. La voisine, la sœur, la cousine, la belle-fille ou l’amie — chacune apportant ses soucis divers ou d’été — passe à 9, 10, ou 11 heures. Et l’après-midi est toujours animée par d’autres visites, des présences…
Toujours attentive, toujours à l’écoute !
Elle est pourtant seule à s’occuper des trois services du midi, idem pour les deux du soir… comme lors des nuits aussi, quand un enfant est malade…
Son époux, ses enfants, tous sont bien entendu disponibles et actifs, lorsqu’ils rentrent du boulot, de l’école ou du lycée… mais l’ensemble des tâches est géré par Marie.
Personne ne veut comprendre, ne pourrait comprendre, comment elle arrive à tout assumer.
Personne ne se soucie de cette capacité à garantir ce rythme de vie qui semble inhumain…
Et cependant, tous continuent à profiter de Marie, de sa disponibilité, de ses largesses.
Les années passent…
Les âges de la vie se succèdent.
De l’art d’être grand-mère, elle en conserve quelques greniers…
C’est le temps de la retraite ? Pas celui du retrait.
Ils sont nombreux encore à franchir le pas de la porte : des anciens qui se souviennent, des enfants à qui l’on a raconté son histoire… des adultes reconnaissants. De nombreux petits enfants aussi, avec leurs amis, leurs amours…
Personne, personne pourtant, n’a la réponse à cette question qu’il ne faut pas poser :
Comment fait-elle ?
Les années passeront…
La mort nous gagnera tous.
Nous serons pour la plupart oubliés… parfois très vite.
Même celles et ceux avec des métiers honorables, des charges et des responsabilités notables…
Et Marie ?
Marie, un jour aussi, aura son heure du grand départ.
En quoi croit-elle ?
Personne ne le sait vraiment. Elle est bien discrète sur ce sujet.
Elle ne semble pas craindre la mort, qu’elle a si souvent côtoyée.
Ma certitude, c’est qu’elle ne sera pas oubliée de sitôt sur cette Terre.
Je suis aussi convaincu de son influence majeure sur toutes les routes tracées par beaucoup de celles et ceux qui l’ont rencontrée, enfants et adultes.
Tous ces enfants qu’elle a aimés !
De tous ceux qui ont un jour savouré quelques crêpes au retour de l’école ; de tous ces adultes qui ont discuté sur le sens de la vie, autour d’un café fort ou d’un verre de vin revigorant… c’est l’histoire de Marie.
Plus tard, lorsque les souvenirs seront plus épars… que d’autres générations nous auront succédé… il restera son secret.
Oui… elle a un secret.
Je l’ai compris tardivement. Il me fallait l’écrire. Que personne ne l’oublie :
Marie, lorsqu’elle est en pleine action pour s’occuper des autres, afin de donner le meilleur d’elle-même, quatre mains s’affairent. Elles lui permettent d’agir efficacement, avec une énergie et une productivité étonnantes.
Quatre mains ?
Comment est-ce possible autrement ?
De pouvoir assumer en même temps quatre poêles à crêpes sur le gaz, deux enfants à moucher, trois sur le pot et écouter les complaintes de la voisine… tout en préparant des confitures. Il faut bien quatre mains !
Discrète, lorsque personne ne la regarde agir en tous lieux… oui, deux autres mains gauches fort habiles, sortent de son corps et s’agitent avec art !
Quatre mains, c’est bien nécessaire en effet pour subvenir correctement à tant de tâches à assumer.
Personne ne les a vues, ces quatre mains… à part moi, peut-être ? Mais qui s’en soucie, lorsque Marie est à l’action ?
C’est un soir d’automne pluvieux, alors que je suis de passage, seul, à la maison.
Elle ne m’a pas entendu.
Elle m’a peut-être entendu ?
Il est tard.
La maison silencieuse, elle s’affaire encore.
Elle m’attendait, je pense.
Nous avions retrouvé depuis quelques années le plaisir de discuter ensemble. Et nous nous laissions parfois nous perdre dans certaines confidences sur le sens de la vie.
Lors de mes rares visites.
Je l’ai vue ce soir-là, en pleine action, sous un autre regard. Je l’ai vue de mes propres yeux, avec ceux du cœur.
Il y avait ces quatre mains qui œuvraient… et son sourire.
J’ai compris son secret.
Je l’ai vraiment aimée, alors, cette femme étrange.
À travers son histoire : les responsabilités qui lui incombèrent, elle a osé les prendre avec plaisir, courage et vaillance. Avec une volonté surprenante. La plupart des charges assumées n’étaient surtout pas recherchées par les autres, qui appréciaient son efficience, sans se soucier des outils ou de la méthode.
Alors, à l’insu de tous et chacun, elle agit toujours avec compétence, assurant un rendement inégalable, grâce à ses quatre mains…
C’est son secret. Elle l’a humblement caché au monde, afin de ne pas créer de jalousie.
Personne ne peut nier cet atout merveilleux.
Il est vrai que personne ne lui en voudrait d’avoir cette aide si précieuse, afin d’être en tout temps une femme, une mère, une épouse, une amie, disponible et efficace.
Avec le sourire.
Hier, aujourd’hui, demain et pour des siècles encore, des mercis ont fusé, fusent et fuseront :
Merci Marie Quatre-mains.
Merci la fée des crêpes… que beaucoup nomment ou surnomment tante Marie.
Merci Maman. Oui, sincèrement :
Merci.
Écrit à Montpellier, le 27 août 2016.
Yves Philippe de Francqueville ©
yvesdefrancqueville@yahoo.fr
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Marie Quatre-mains… Un secret de famille révélé pour les nouveaux conte de moelle, des écrits de Yves Philippe de Francqueville, pirate des mots et philanalyste en herbe.
Tous droits réservés ©.
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Auteur : Yves Philippe de Francqueville
Cet écrit est un hommage.
C'est un écrit du cœur.
Il est plutôt rare de rendre hommage du vivant de la personne célébrée…
Il est plutôt rare qu'un hommage soit rendu à une personne de l'ombre…
Que cet hommage sincère ne soit pas dévié de sa raison d'être : celle d'offrir un peu de considération et d'amour à ce monde qui en manque tant.
L'auteur méprise celles et ceux qui (des journalistes ou d'autres médiocres avides de propos nauséeux) par quelques jeux détestables, en briseraient l'harmonie.
C'est un écrit du cœur.
Il est plutôt rare de rendre hommage du vivant de la personne célébrée…
Il est plutôt rare qu'un hommage soit rendu à une personne de l'ombre…
Que cet hommage sincère ne soit pas dévié de sa raison d'être : celle d'offrir un peu de considération et d'amour à ce monde qui en manque tant.
L'auteur méprise celles et ceux qui (des journalistes ou d'autres médiocres avides de propos nauséeux) par quelques jeux détestables, en briseraient l'harmonie.