Yves Philippe de Francqueville,
pirate des mots et philanalyste en herbe
présente une anecdote familiale
pour les nouveaux Contes de moelle :
pirate des mots et philanalyste en herbe
présente une anecdote familiale
pour les nouveaux Contes de moelle :
PLAISIR
ET NOBLESSE
Merci à tante Geneviève
La Drôle de guerre n’aura duré qu’un temps : celui pour les Français de regarder la Pologne se faire envahir…
L’armée allemande pénètre alors en terre de France le 10 mai 1940, par un contournement efficace de la Ligne Maginot.
Les Ardennes — frontière infranchissable selon les stratèges habilités à s’exprimer — sont traversées par les Panzers, avec une facilité déconcertante.
Le général Gouverneur de Metz, Charles de Lardemelle, avait bien imaginé cette hypothèse en publiant ses livres, guère lus par les États-majors, dont le fameux « Metz défend l’État ». Ses mœurs inavouables et ses tenues originales, dont quelques splendides pelisses de fourrures sur ses uniformes fort médaillés de ses multiples campagnes, en faisaient un personnage à éviter, dans une société pleine de jaloux, ancrés dans des normes drastiques — à la morale pudibonde et versatile — qui n’aimaient guère la noblesse et ses plaisirs.
Le 14 mai 1940, Sedan tombe encore, une troisième fois…
Les troupes françaises fuient devant l’ennemi : c’est la débâcle ! Beaucoup de régiments rendent les armes, tandis que certaines compagnies combattent encore et gardent l’espoir de rejoindre Dunkerque et l’Angleterre. Pour revenir !
Mon grand-père en était.
Voici quelques-unes de ses anecdotes préférées, que j’ai su conserver de mes souvenirs d’enfance :
Quand l’ordre de mobilisation fut donné, le 2 septembre 1939, René de Lardemelle s’est engagé volontaire, afin certainement d’offrir sa vie en héros pour la Patrie, tout comme sut le faire son père Marie Henri, qui mourut quelques années plus tôt, le même jour : le 2 septembre 1914.
Marie Henri — frère de Charles — était fier capitaine. Il se désolait dans son exil à Guingamp, au 48ème Régiment d’infanterie, sous le commandement du Colonel de Flotte, un fiché de longue date.
Hélas en effet, depuis 1905, s’ils étaient aristocrates et catholiques, les officiers français n’avaient pas la cote. Ils n’étaient guère appréciés sous la Troisième République, bourgeoise et franc-maçonne. Surtout ceux qui ne partaient pas guerroyer — avec les Espagnols — auprès des Arabes, pour pacifier le Maroc en exterminant avec application, toutes les tribus berbères, les familles des montagnes et du désert, hostiles à un royaume chérifien. Six cent vingt-deux officiers français y laisseront leur vie, beaucoup d’autres leur honneur. Tout cela afin que plus de cent mille personnes (officiellement) — probablement le double, voire même le triple — des hommes, des femmes et des enfants, soient massacrées dans un silence politique toujours d’actualité !
Il y a des génocides que nous continuons à taire.
Les traditions changent au fil des années. C’est tragicomique de découvrir que la mémoire des hommes est si fragile : les Lardemelle sont issus de familles d’officiers d’origines protestantes, ayant une forte propension à œuvrer dans les loges les plus illustres, jusqu’à la présentation de l’encyclique Humanum genus en 1884 par le Pape Léon XIII, où il stipule que « le christianisme et la franc-maçonnerie sont essentiellement inconciliables, si bien que, s’agréger à l’une, c’est divorcer de l’autre ».
De belles alliances ont forgé des idéaux différents.
Marie Henri avait épousé Yvonne, demoiselle de Cormette, issue des grandes familles de Picardie et de Normandie.
Pour reconquérir l’Alsace et la Lorraine, il partit à la guerre en rouge et bleu, sabre au clair, le 4 août 1914.
Au cours d’un combat héroïque lors de la bataille de Guise, à la tête du troisième bataillon (après la mort du colonel de Flotte, tué le 22 Août sur la Sambre), il est blessé d’abord légèrement à la tête, puis plus sérieusement à l’épaule, et enfin très gravement au ventre, pendant une dernière charge énergique, le 29 août 1914.
Évacué sur Versailles, il succombera quatre jours plus tard à ses blessures, sur un lit d’hôpital.
Mort, Marie Henri laissa sa jeune veuve, trois filles et le petit dernier de la famille, âgé d’un peu plus de trois ans, livrés à eux-mêmes dans un château ruiné par les combats en pays de Somme, avec pour tout bien, des actions russes juste bonnes à allumer les feux.
Mais cette guerre aura donné bien entendu à d’autres la fortune et le pouvoir.
Anatole France l’écrivait en 1921 :
« On croit mourir pour la Patrie, on meurt
pour des industriels » !
Mon grand-père René a maintenant vingt-sept ans, lorsque sa mère l’oblige à prendre l’uniforme.
Une pleurésie l’ayant libéré des obligations militaires quelques années auparavant, il signe dignement les documents réglementaires informant son épouse, déjà mère d’un enfant de deux ans, que s’il mourait sans combattre, il n’y aurait aucune pension resservie.
Il avait épousé quatre ans plus tôt en 1935, à Montpellier, Simone de Forges, belle jeune femme de vingt-deux ans, elle aussi orpheline de père — à l’âge de trois mois — car ce dernier, capitaine de même au 48ème, s’était sacrifié également au champ d’honneur, le 21 août 1914 avec trente-sept autres officiers et plus de la moitié des soldats. C’était à Arsimont, en Belgique wallonne.
La lettre de l’arrière-grand-père Robert, écrite à son épouse la veille de son départ le 4 août 1914, se suffit à elle-même :
« Je pars le cœur haut, en chrétien demandant à Dieu de me donner la force et l'intelligence pour accomplir, je ne dis pas mon devoir, mais le sacerdoce de notre métier sublime, quand nous nous trouvons dans cette ruée des races pour la défense de notre patrie sacrée.
Ce n'est pas sans un serrement de cœur affreux que je laisse ma femme et mes petits, mais c'est le moment de songer à la grandeur de notre rôle et de notre métier.
Faites de mes filles des femmes fortes, instruites, chrétiennes, capables de se diriger seules dans la vie. Mon dernier souvenir sera pour ma mère bien aimée, pour ma femme adorée et pour mes enfants chéris ».
Pour Simone, fille de Robert et pour René, fils de Marie Henri, c’est un mariage arrangé par les deux veuves, qui avaient en vain prié ensemble Saint Yves à Tréguier, pour le retour de leurs époux…
Une pleurésie l’ayant libéré des obligations militaires quelques années auparavant, il signe dignement les documents réglementaires informant son épouse, déjà mère d’un enfant de deux ans, que s’il mourait sans combattre, il n’y aurait aucune pension resservie.
Il avait épousé quatre ans plus tôt en 1935, à Montpellier, Simone de Forges, belle jeune femme de vingt-deux ans, elle aussi orpheline de père — à l’âge de trois mois — car ce dernier, capitaine de même au 48ème, s’était sacrifié également au champ d’honneur, le 21 août 1914 avec trente-sept autres officiers et plus de la moitié des soldats. C’était à Arsimont, en Belgique wallonne.
La lettre de l’arrière-grand-père Robert, écrite à son épouse la veille de son départ le 4 août 1914, se suffit à elle-même :
« Je pars le cœur haut, en chrétien demandant à Dieu de me donner la force et l'intelligence pour accomplir, je ne dis pas mon devoir, mais le sacerdoce de notre métier sublime, quand nous nous trouvons dans cette ruée des races pour la défense de notre patrie sacrée.
Ce n'est pas sans un serrement de cœur affreux que je laisse ma femme et mes petits, mais c'est le moment de songer à la grandeur de notre rôle et de notre métier.
Faites de mes filles des femmes fortes, instruites, chrétiennes, capables de se diriger seules dans la vie. Mon dernier souvenir sera pour ma mère bien aimée, pour ma femme adorée et pour mes enfants chéris ».
Pour Simone, fille de Robert et pour René, fils de Marie Henri, c’est un mariage arrangé par les deux veuves, qui avaient en vain prié ensemble Saint Yves à Tréguier, pour le retour de leurs époux…
L’anecdote en vaut l’aparté : quelques mois avant le mariage, c’était la sœur cadette de ma grand-mère qui devait épouser mon grand-père. Or, Nicole, de son prénom, décida d’entrer en religion, à la surprise générale. Il restait Simone, la petite dernière… elle eut cette chance de dire « oui » à René, dans l’église Sainte-Anne de Montpellier et de faire ses adieux au Sud, afin de s’installer pour le reste de sa vie dans un vieux manoir picard humide et délabré. Elle y fit naître six enfants, qu’elle éduqua de son mieux, avec son époux gentleman farmer, sous la surveillance de sa belle-mère, maîtresse des lieux.
Il y eut semble-t-il beaucoup d’amour et presque soixante années de vie commune.
La mobilisation…
René de Lardemelle reçut son paquetage, faisant la queue comme tout le monde ; et c’est donc comme « seconde classe », avec un antique fusil Berthier 1907 modifié 1916, fleuron de la Der des Ders, et cinq cartouches, qu’il partit défendre son pays.
Les mois furent bien longs pour les soldats, de septembre 1939 à début mai 1940.
Attendre derrière la frontière alsacienne, à écouter aux informations, l’avancée des troupes allemandes.
L’Armée française était rassurée de se savoir la meilleure armée du monde, à ce qu’il se disait à la radio… et pour ses soldats d’attendre, attendre sur et sous la ligne Maginot…
Attendre encore après l’invasion des Pays-Bas… la traversée du Luxembourg, l’entrée en Belgique sans s’inquiéter de l’arrivée si évidente des Allemands dans le nord de la France !
Maintenant, la tournure de la guerre s’annonce désastreuse pour les Français.
Depuis le 20 mai, le repli est méthodique. Beaucoup de régiments sont décimés. Alors qu’un grand nombre d’officiers et leurs soldats rendent les armes et deviennent prisonniers, la 7ème Compagnie du Régiment d’Infanterie, où s’inquiète mon grand-père, tente de tenir la distance avec l’ennemi, afin de se rapprocher de Dunkerque, sans se faire massacrer.
Les troupes à pied traversent les villages du Nord et du Pas-de-Calais, abandonnés pour beaucoup par les habitants fuyant les Allemands. C’est l’exode. Ces longues files de pauvres gens sur les routes… situation tragique avec les attaques redoutées des Stukas et de leurs mitrailleuses, accompagnées de la sirène stridente qui cause davantage de mort par la peur, que la seule bombe dont ils sont équipés.
Le 23 mai…
Au détour du village de Ramecourt, une halte s’impose pour la section de mon grand-père.
Il y eut semble-t-il beaucoup d’amour et presque soixante années de vie commune.
La mobilisation…
René de Lardemelle reçut son paquetage, faisant la queue comme tout le monde ; et c’est donc comme « seconde classe », avec un antique fusil Berthier 1907 modifié 1916, fleuron de la Der des Ders, et cinq cartouches, qu’il partit défendre son pays.
Les mois furent bien longs pour les soldats, de septembre 1939 à début mai 1940.
Attendre derrière la frontière alsacienne, à écouter aux informations, l’avancée des troupes allemandes.
L’Armée française était rassurée de se savoir la meilleure armée du monde, à ce qu’il se disait à la radio… et pour ses soldats d’attendre, attendre sur et sous la ligne Maginot…
Attendre encore après l’invasion des Pays-Bas… la traversée du Luxembourg, l’entrée en Belgique sans s’inquiéter de l’arrivée si évidente des Allemands dans le nord de la France !
Maintenant, la tournure de la guerre s’annonce désastreuse pour les Français.
Depuis le 20 mai, le repli est méthodique. Beaucoup de régiments sont décimés. Alors qu’un grand nombre d’officiers et leurs soldats rendent les armes et deviennent prisonniers, la 7ème Compagnie du Régiment d’Infanterie, où s’inquiète mon grand-père, tente de tenir la distance avec l’ennemi, afin de se rapprocher de Dunkerque, sans se faire massacrer.
Les troupes à pied traversent les villages du Nord et du Pas-de-Calais, abandonnés pour beaucoup par les habitants fuyant les Allemands. C’est l’exode. Ces longues files de pauvres gens sur les routes… situation tragique avec les attaques redoutées des Stukas et de leurs mitrailleuses, accompagnées de la sirène stridente qui cause davantage de mort par la peur, que la seule bombe dont ils sont équipés.
Le 23 mai…
Au détour du village de Ramecourt, une halte s’impose pour la section de mon grand-père.
L’imposant château aux portes de Saint-Pol-sur-Ternoise a été déserté…
Les seigneurs des lieux sont partis, laissant tout ouvert comme dans bien d’autres domaines, après avoir emporté, dans l’urgence, ce qui leur était possible.
Moins de quinze minutes suffisent pour s’approvisionner en eau et il faut repartir.
Le canon gronde au loin… et les Panzers de la 9ème Armée se rapprochent. Ils ne sont qu’à quelques heures.
De vains combats, et encore la fuite…
Les bombardements s’intensifient de jour en jour. La lutte a bien peu de sens contre cette armée allemande déterminée, qui encercle les Français reculant inexorablement vers la mer.
La fuite encore et toujours…
Les soldats doublent les colonnes interminables de civils qui encombrent les routes : femmes, enfants, vieillards qui tentent de quitter ces lieux de désespoir…
Le 27 à midi, c’est la traversée du village abandonné de Phalempin, où la désolation règne.
Les cadavres jonchent les rues, les pâtures et les champs. Personne, personne pour leur rendre un dernier hommage. Des corps disloqués par les bombes et la mitraille des batailles de la veille.
Le ciel n’est plus en feu. La pluie a cessé depuis quelques heures.
Peut-être inconsciemment, mon grand-père se dirige vers un corps, à quelques mètres de lui : une éclaircie soudaine… un éclat doré l’interpelle.
C’est un capitaine, mort au champ d’horreur… comme son père et son beau-père ; son beau-père dont le corps ne fut retrouvé et reconnu que deux années après son décès, alors qu’il avait été placé dans un cercueil pour trois à la fosse commune. C’était grâce à un christ en bois, que son épouse lui avait cousu dans une poche intérieure de sa vareuse, avant son départ.
Là c’est fort délicat, car la tête est séparée du corps, gisant parmi les autres cadavres de soldats.
L’horreur, oui !
Cependant, René ose se soucier de cet officier. L’annulaire de sa main gauche porte une alliance légèrement couverte par une grosse chevalière armoriée, qu’il reconnaîtrait entre toutes : « de sable au chef dentelé d’or »… les armes si simples des Percy, dont l’ancêtre Algeron — selon une légende familiale — était un compagnon de Guillaume le Conquérant à la Bataille d’Hastings ! Ce serait en tant que cuisinier personnel du futur roi d’Angleterre qu’il gagna son blason. Ce jeune homme, pour avoir défendu ses marmites, afin de permettre à son seigneur de dîner convenablement le soir de la victoire, fut adoubé aussitôt baron…
D’autres le pensent déjà général au cours des combats !
Cependant, était-il à la tête d’une batterie de cuisine ou d’un régiment de cavalerie ? L’Histoire se construit par les histoires… nous étions le 14 octobre 1066.
D’autres guerres… et toujours des héros et les listes des oubliés !
À l’heure où le soldat de Lardemelle se penche sur le cadavre de son cousin, c’est la consternation d’une défaite et son lot tragique de morts abandonnés.
Sous forme d’un cérémonial, les larmes plein les yeux, il rapproche la tête du corps mutilé, retrouve dans le sang séché la plaque d’identité (confirmant ses certitudes), qu’il nettoie rapidement pour enrouler la chaîne autour du ceinturon. Il retire ensuite de la main ensanglantée la chevalière et l’alliance, où sont lisibles à l’intérieur, les prénoms gravés de Joseph & Marie Gabrielle, ainsi que la date du 24 septembre 1935.
Un mariage au château de Quevauvillers, chez le Comte de Gomer.
Il s’en souvient.
À la main droite, une bague aussi, sertie d’un cabochon de lapis-lazuli.
Comme une mission plus grande que de sauver la patrie en danger… René espère alors rester en vie, afin de retrouver la veuve et les enfants… pouvoir leur conter sa rencontre, donner les bijoux… les aider à vivre le deuil ; que François, l’aîné, puisse un jour porter les armes de son père, lorsqu’il en aura l’âge !
Le soir du 30 mai, quelques instants étonnants de calme, avant la reprise des hostilités annonçant « le miracle de Dunkerque ».
Un bivouac de fortune est installé dans une cuvette, à un peu plus de quarante kilomètres encore de la zone de ralliement.
Il y a sur place trois autres compagnies et une antenne de l’État-major, avec quelques huiles.
Une douzaine de poules et des lapins trouvés lors des traversées de villages, dans les fermes abandonnées, sont sacrifiés sur l’autel de la faim…
C’est encore dans une certaine bonne humeur que les hommes s’offrent un dernier plaisir.
Demain, la guerre va reprendre !
La nuit est tombée ; le ciel bien que chargé ne semble pas vraiment annoncer de pluie. Il fait plutôt doux.
Mon grand-père a une idée qu’il souhaite mettre à exécution, cependant…
L’Armée et ses principes hiérarchiques : le simple soldat de Lardemelle demande au caporal de service l’autorisation d’aller voir le sergent.
La démarche est validée, non sans s’accompagner d’une corvée qui devra être exécutée au plus vite.
Auprès du sergent, c’est plus compliqué : pourquoi un « seconde classe » pourrait bien vouloir rencontrer un capitaine de l’État-major ?
La diplomatie est de rigueur pour mon grand-père, rompu à l’art de la séduction, lui qui aurait tant aimé devenir sénateur ou préfet. Après quelques propos bien tournés, l’accord validé, de même, par l’adjudant-chef, c’est avec un laisser-passer en main que la dernière étape — la plus complexe — s’annonce : celle du sous-lieutenant d’ordonnance… un jeune Saint-Cyrien à peine fini, faisant bouclier de ses galons pour interdire l’accès à son vieux capitaine Pierre de Préval, un héros de Verdun !
Un grand éclat de rire du gamin finalise l’accord…
L’ordonnance le somme de patienter quelques minutes, pour qu’il puisse se rendre à la tente de son supérieur et l’annoncer :
— Mes respects, mon Capitaine ! Pardonnez-moi de vous déranger, mais le soldat de Lardemelle souhaite s’entretenir avec vous.
C’est, semble-t-il, un de vos cousins. Cette raison aurait pu ne pas suffire, mais il s’est chargé d’une mission fort importante, qu’il désire partager avec vous !
— Lardemelle… en soldat ?
Il n’y a que des officiers dans la famille… des morts surtout, d’ailleurs !
— Oh, celui-ci est bien vivant ! Son allure s’associerait bien à quelques galons dorés. Mais c’est un engagé volontaire… et la drôle de guerre n’a pas facilité les promotions dans le rang…
— Ah, un engagé volontaire… comme moi, voici quelques années, en 1915 !
Hum… je ne vois vraiment pas qui cela peut être… Un des enfants de Jules ?
Non, Albert est trop vieux… et Henry est lieutenant…
Qu’il vienne me saluer, ce gamin dont j’ignore le prénom… J’espère que ce n’est pas un canular.
Le sous-lieutenant repart, et très vite, arrive le cousin…
— Mes respects, mon Capitaine !
Seconde Classe de Lardemelle, pour vous servir !
— René ?
René !
Incroyable !
Tu as quitté femme et enfant pour cette triste débâcle…
Je te croyais réformé ?
— Ma chère mère n’aurait jamais supporté de savoir son fils unique attendre sans combattre, au château d’Harcelaines, que les Allemands nous envahissent…
— C’est pourtant ce qu’ils font !
Ton enthousiasme ne nous mène pas vraiment à la victoire.
Bon, ce qui me fait plaisir, c’est que contrairement à ton père, tu sembles avoir survécu.
Tiens encore quelques jours…
Il est prévu de se replier pour — je l’espère — reprendre des forces vives et le combat, dans de meilleures conditions !
Mais que me vaut ta visite, petit cousin René ?
Pas déjà du galon… ou alors, vante-moi tes exploits !
— Avant tout, je souhaitais vous saluer, mon cher Pierre.
— J’en suis ravi… c’est fait… mais encore ?
— Eh bien… pour ce qui serait de mes actes de bravoure… je n’ai guère à vous conter, outre notre grande capacité à fuir les combats… Ah… si ce n’est la triste rencontre avec la dépouille de Joseph de Percy, dont j’ai pu récupérer l’alliance, la chevalière et une bague, espérant pouvoir les remettre au plus vite à Marie Gabrielle…
— Oh… C’est l’hécatombe des capitaines qui se poursuit dans la famille !
Triste nouvelle en effet, qui annonce deux nouveaux orphelins !
J’admire ton geste et je suis fier de toi, cher René !
Cependant… des morts, des défaites… N’as-tu pas plus réjouissant à me dire ?
— Ah… mais si !
Voici quelques jours, nous sommes passés près de Saint-Pol…
— Tu t’es arrêté chez les Dambrines ?
— Oui, nous avons fait une courte halte au château, afin de renouveler les réserves d’eau.
— Eh bien, je crois qu’ils ont payé cher… les Allemands occupent déjà les lieux.
— Quand nous sommes arrivés, c’était désert.
— Le pillage sera méthodique, comme en 1914… il ne restera rien. Quand je pense à la cave que l’oncle Ludovic avait recréée… J’y ai vu des bouteilles millésimées du siècle dernier !
— Moi aussi… j’en ai même bu quelques-unes avant la guerre.
Cette fois, alors que ma section s’occupait du ravitaillement, je suis allé, seul, faire une dernière visite à la cave…
Magnifique à en pleurer !
Pendant ce rapide pèlerinage, j’ai pris la lourde responsabilité de prendre, en toute discrétion, deux bouteilles du meilleur Côte de Nuits que j’ai pu trouver… afin de les savourer avec quelqu’un qui comprendrait l’hommage !
Le jeune soldat — tout en continuant à parler — sort de sa musette deux bouteilles de Romanée-saint-vivant Grand Cru 1911.
Et un tire-bouchon.
— Sacré pirate que tu fais, mon René ! Je t’obtiendrai la médaille du Gentleman cambrioleur !
Ton père aurait été fier de toi.
En voilà deux que les Allemands n’auront pas, aurait-il dit ; lui qui aimait aussi le très bon vin.
Alors, alors, je te laisse à l’œuvre pour les ouvrir… mais sache que les carafes manquent cruellement dans ma tente !
Tiens, voici mon quart. Je vais demander au lieutenant de t’en apporter un.
— Déguster un des meilleurs Bourgogne dans une tasse en aluminium, c’est certainement désolant, voire impossible…
— Mais je n’ai jamais bu à la bouteille, jeune homme de bonne famille !
— J’en suis convaincu…
Alors mon grand-père — tout sourire — ouvrit de nouveau sa besace et dit à son cousin, en sortant la suite de son trésor :
— Heureusement, cela ne sera pas nécessaire, Pierre.
J’ai aussi volé, dans la salle à manger, ces deux verres en cristal…
Les seigneurs des lieux sont partis, laissant tout ouvert comme dans bien d’autres domaines, après avoir emporté, dans l’urgence, ce qui leur était possible.
Moins de quinze minutes suffisent pour s’approvisionner en eau et il faut repartir.
Le canon gronde au loin… et les Panzers de la 9ème Armée se rapprochent. Ils ne sont qu’à quelques heures.
De vains combats, et encore la fuite…
Les bombardements s’intensifient de jour en jour. La lutte a bien peu de sens contre cette armée allemande déterminée, qui encercle les Français reculant inexorablement vers la mer.
La fuite encore et toujours…
Les soldats doublent les colonnes interminables de civils qui encombrent les routes : femmes, enfants, vieillards qui tentent de quitter ces lieux de désespoir…
Le 27 à midi, c’est la traversée du village abandonné de Phalempin, où la désolation règne.
Les cadavres jonchent les rues, les pâtures et les champs. Personne, personne pour leur rendre un dernier hommage. Des corps disloqués par les bombes et la mitraille des batailles de la veille.
Le ciel n’est plus en feu. La pluie a cessé depuis quelques heures.
Peut-être inconsciemment, mon grand-père se dirige vers un corps, à quelques mètres de lui : une éclaircie soudaine… un éclat doré l’interpelle.
C’est un capitaine, mort au champ d’horreur… comme son père et son beau-père ; son beau-père dont le corps ne fut retrouvé et reconnu que deux années après son décès, alors qu’il avait été placé dans un cercueil pour trois à la fosse commune. C’était grâce à un christ en bois, que son épouse lui avait cousu dans une poche intérieure de sa vareuse, avant son départ.
Là c’est fort délicat, car la tête est séparée du corps, gisant parmi les autres cadavres de soldats.
L’horreur, oui !
Cependant, René ose se soucier de cet officier. L’annulaire de sa main gauche porte une alliance légèrement couverte par une grosse chevalière armoriée, qu’il reconnaîtrait entre toutes : « de sable au chef dentelé d’or »… les armes si simples des Percy, dont l’ancêtre Algeron — selon une légende familiale — était un compagnon de Guillaume le Conquérant à la Bataille d’Hastings ! Ce serait en tant que cuisinier personnel du futur roi d’Angleterre qu’il gagna son blason. Ce jeune homme, pour avoir défendu ses marmites, afin de permettre à son seigneur de dîner convenablement le soir de la victoire, fut adoubé aussitôt baron…
D’autres le pensent déjà général au cours des combats !
Cependant, était-il à la tête d’une batterie de cuisine ou d’un régiment de cavalerie ? L’Histoire se construit par les histoires… nous étions le 14 octobre 1066.
D’autres guerres… et toujours des héros et les listes des oubliés !
À l’heure où le soldat de Lardemelle se penche sur le cadavre de son cousin, c’est la consternation d’une défaite et son lot tragique de morts abandonnés.
Sous forme d’un cérémonial, les larmes plein les yeux, il rapproche la tête du corps mutilé, retrouve dans le sang séché la plaque d’identité (confirmant ses certitudes), qu’il nettoie rapidement pour enrouler la chaîne autour du ceinturon. Il retire ensuite de la main ensanglantée la chevalière et l’alliance, où sont lisibles à l’intérieur, les prénoms gravés de Joseph & Marie Gabrielle, ainsi que la date du 24 septembre 1935.
Un mariage au château de Quevauvillers, chez le Comte de Gomer.
Il s’en souvient.
À la main droite, une bague aussi, sertie d’un cabochon de lapis-lazuli.
Comme une mission plus grande que de sauver la patrie en danger… René espère alors rester en vie, afin de retrouver la veuve et les enfants… pouvoir leur conter sa rencontre, donner les bijoux… les aider à vivre le deuil ; que François, l’aîné, puisse un jour porter les armes de son père, lorsqu’il en aura l’âge !
Le soir du 30 mai, quelques instants étonnants de calme, avant la reprise des hostilités annonçant « le miracle de Dunkerque ».
Un bivouac de fortune est installé dans une cuvette, à un peu plus de quarante kilomètres encore de la zone de ralliement.
Il y a sur place trois autres compagnies et une antenne de l’État-major, avec quelques huiles.
Une douzaine de poules et des lapins trouvés lors des traversées de villages, dans les fermes abandonnées, sont sacrifiés sur l’autel de la faim…
C’est encore dans une certaine bonne humeur que les hommes s’offrent un dernier plaisir.
Demain, la guerre va reprendre !
La nuit est tombée ; le ciel bien que chargé ne semble pas vraiment annoncer de pluie. Il fait plutôt doux.
Mon grand-père a une idée qu’il souhaite mettre à exécution, cependant…
L’Armée et ses principes hiérarchiques : le simple soldat de Lardemelle demande au caporal de service l’autorisation d’aller voir le sergent.
La démarche est validée, non sans s’accompagner d’une corvée qui devra être exécutée au plus vite.
Auprès du sergent, c’est plus compliqué : pourquoi un « seconde classe » pourrait bien vouloir rencontrer un capitaine de l’État-major ?
La diplomatie est de rigueur pour mon grand-père, rompu à l’art de la séduction, lui qui aurait tant aimé devenir sénateur ou préfet. Après quelques propos bien tournés, l’accord validé, de même, par l’adjudant-chef, c’est avec un laisser-passer en main que la dernière étape — la plus complexe — s’annonce : celle du sous-lieutenant d’ordonnance… un jeune Saint-Cyrien à peine fini, faisant bouclier de ses galons pour interdire l’accès à son vieux capitaine Pierre de Préval, un héros de Verdun !
Un grand éclat de rire du gamin finalise l’accord…
L’ordonnance le somme de patienter quelques minutes, pour qu’il puisse se rendre à la tente de son supérieur et l’annoncer :
— Mes respects, mon Capitaine ! Pardonnez-moi de vous déranger, mais le soldat de Lardemelle souhaite s’entretenir avec vous.
C’est, semble-t-il, un de vos cousins. Cette raison aurait pu ne pas suffire, mais il s’est chargé d’une mission fort importante, qu’il désire partager avec vous !
— Lardemelle… en soldat ?
Il n’y a que des officiers dans la famille… des morts surtout, d’ailleurs !
— Oh, celui-ci est bien vivant ! Son allure s’associerait bien à quelques galons dorés. Mais c’est un engagé volontaire… et la drôle de guerre n’a pas facilité les promotions dans le rang…
— Ah, un engagé volontaire… comme moi, voici quelques années, en 1915 !
Hum… je ne vois vraiment pas qui cela peut être… Un des enfants de Jules ?
Non, Albert est trop vieux… et Henry est lieutenant…
Qu’il vienne me saluer, ce gamin dont j’ignore le prénom… J’espère que ce n’est pas un canular.
Le sous-lieutenant repart, et très vite, arrive le cousin…
— Mes respects, mon Capitaine !
Seconde Classe de Lardemelle, pour vous servir !
— René ?
René !
Incroyable !
Tu as quitté femme et enfant pour cette triste débâcle…
Je te croyais réformé ?
— Ma chère mère n’aurait jamais supporté de savoir son fils unique attendre sans combattre, au château d’Harcelaines, que les Allemands nous envahissent…
— C’est pourtant ce qu’ils font !
Ton enthousiasme ne nous mène pas vraiment à la victoire.
Bon, ce qui me fait plaisir, c’est que contrairement à ton père, tu sembles avoir survécu.
Tiens encore quelques jours…
Il est prévu de se replier pour — je l’espère — reprendre des forces vives et le combat, dans de meilleures conditions !
Mais que me vaut ta visite, petit cousin René ?
Pas déjà du galon… ou alors, vante-moi tes exploits !
— Avant tout, je souhaitais vous saluer, mon cher Pierre.
— J’en suis ravi… c’est fait… mais encore ?
— Eh bien… pour ce qui serait de mes actes de bravoure… je n’ai guère à vous conter, outre notre grande capacité à fuir les combats… Ah… si ce n’est la triste rencontre avec la dépouille de Joseph de Percy, dont j’ai pu récupérer l’alliance, la chevalière et une bague, espérant pouvoir les remettre au plus vite à Marie Gabrielle…
— Oh… C’est l’hécatombe des capitaines qui se poursuit dans la famille !
Triste nouvelle en effet, qui annonce deux nouveaux orphelins !
J’admire ton geste et je suis fier de toi, cher René !
Cependant… des morts, des défaites… N’as-tu pas plus réjouissant à me dire ?
— Ah… mais si !
Voici quelques jours, nous sommes passés près de Saint-Pol…
— Tu t’es arrêté chez les Dambrines ?
— Oui, nous avons fait une courte halte au château, afin de renouveler les réserves d’eau.
— Eh bien, je crois qu’ils ont payé cher… les Allemands occupent déjà les lieux.
— Quand nous sommes arrivés, c’était désert.
— Le pillage sera méthodique, comme en 1914… il ne restera rien. Quand je pense à la cave que l’oncle Ludovic avait recréée… J’y ai vu des bouteilles millésimées du siècle dernier !
— Moi aussi… j’en ai même bu quelques-unes avant la guerre.
Cette fois, alors que ma section s’occupait du ravitaillement, je suis allé, seul, faire une dernière visite à la cave…
Magnifique à en pleurer !
Pendant ce rapide pèlerinage, j’ai pris la lourde responsabilité de prendre, en toute discrétion, deux bouteilles du meilleur Côte de Nuits que j’ai pu trouver… afin de les savourer avec quelqu’un qui comprendrait l’hommage !
Le jeune soldat — tout en continuant à parler — sort de sa musette deux bouteilles de Romanée-saint-vivant Grand Cru 1911.
Et un tire-bouchon.
— Sacré pirate que tu fais, mon René ! Je t’obtiendrai la médaille du Gentleman cambrioleur !
Ton père aurait été fier de toi.
En voilà deux que les Allemands n’auront pas, aurait-il dit ; lui qui aimait aussi le très bon vin.
Alors, alors, je te laisse à l’œuvre pour les ouvrir… mais sache que les carafes manquent cruellement dans ma tente !
Tiens, voici mon quart. Je vais demander au lieutenant de t’en apporter un.
— Déguster un des meilleurs Bourgogne dans une tasse en aluminium, c’est certainement désolant, voire impossible…
— Mais je n’ai jamais bu à la bouteille, jeune homme de bonne famille !
— J’en suis convaincu…
Alors mon grand-père — tout sourire — ouvrit de nouveau sa besace et dit à son cousin, en sortant la suite de son trésor :
— Heureusement, cela ne sera pas nécessaire, Pierre.
J’ai aussi volé, dans la salle à manger, ces deux verres en cristal…
Écrit à Montpellier, le 17 mai 2015
Complété le 7 janvier 2018.
Yves Philippe de Francqueville ©
yvesdefrancqueville@yahoo.fr
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Bonne lecture.
Merci de votre fidélité !
À ce jour, au 17 mai 2015, entre 12.000 et 15.000 visites en moyenne — par mois — sur la totalité des différents sites et blogs et cela depuis mai 2013 !
Être lu "sense" la réalité de l'écrivain !
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Ce conte est issue des nouveaux Contes de moelle, par Yves Philippe de francqueville, philanalyste en herbe et pirate des mots… tous droits réservés ©.
Toute phrase sortie de son contexte pour un usage fallacieux sera considérée comme acte détestable de manipulation et sera rejetée par l'auteur qui accueille la légitimité de cet écrit uniquement reçu dans son intégralité.
Si le nom de l'auteur Yves Philippe de Francqueville apparaît souvent, c'est pour donner de l'aisance aux moteurs de recherche…
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Auteur : Yves Philippe de Francqueville