Contes de Moelle, écrits de Yves Philippe de Francqueville… tous droits réservés.
En famille…
Non loin d’ici...
Les rayons du soleil glissent et jouent sur le beau visage de Franch.
Il est difficile de se lever tôt cependant : bercé par le chant d’un oiseau, l’envie de rester blotti sous le gros édredon de plumes se fait tenace.
En ce début de printemps, il est fort dommage que le chauffage soit déjà coupé. La fraîcheur humide de la chambre n’invite pas à quitter la douce chaleur des grands draps blancs.
Même si la nuit fut courte, le sommeil a été paisible.
D’un geste brusque, la main achève la sonnerie stridente du réveille-matin au lancinant tic-tac.
Franch renvoie les couvertures au fond du lit.
Le voici douché, rasé et habillé en un instant...
Maintenant disposé pour un petit-déjeuner avalé rapidement.
Suzanne sera là d’ici dix minutes.
Dans bien moins de temps, il lui faudra se diriger vers le Centre.
La mission est trop simple aujourd’hui.
* * *
Aux yeux de tous, monsieur Brasseur est un homme rude, froid et distant.
Sa charge de directeur, il l’assume à merveille en laissant à ses membres le pouvoir limité qui s’offre à chacun dans cette microsociété au service de la Cité.
Lorsque Franch entre dans le bureau, il est déjà là à l’attendre.
Ce n’est pas habituel.
Avant qu’il ne puisse dire un mot, la lourde porte se referme.
Le téléphone sonne.
Monsieur Brasseur s’empresse de décrocher le combiné pour le déposer sur la tablette.
Franch ne semble pas étonné de ce geste.
Il reste figé.
Le silence est angoissant.
Une odeur de transpiration rend l’atmosphère saturée de la pièce à la limite du supportable.
Le chauffage doit avoir été poussé au maximum.
Les deux hommes ont conservé leur manteau.
Quelques minutes passent sans qu’aucun mot ne soit échangé...
Alors que Franch se décide à bouger, Rose entre.
C’est une demoiselle, une jeune fille qui n’a pas fini de grandir.
Paraissant dix-sept ans, elle en a vingt-six en réalité et se donne beaucoup de mal pour se vieillir — ce qui est surprenant pour une femme, jolie de surcroît.
Elle tient dans ses mains fines, aux ongles bien taillés, deux dossiers volumineux.
Le rouge et le mauve.
Sans se soucier de Franch, elle se dirige vers monsieur Brasseur et lui tend les épaisses chemises.
Sans dire un mot, elle sort.
Un parfum infime de musc rappelle sa venue.
Franch frissonne à la vue des dossiers…
Souvent il les avait remarqués, souvent sa curiosité s'était portée sur ces documents confidentiels classés « très secret-défense » auxquels seuls Rose et le directeur avaient accès.
Eût-il pu, il y a sept ans, imaginer sa présence au Centre un matin ; être face à cet homme qu'il ne craignait plus… qu'il ne redoute plus ?
Son courage, que personne n'avait jamais contesté, s'était transformé au fil des ans en une bravoure et une audace étranges, proches de la témérité.
Il est neuf heures à la pendulette du bureau.
L'attente dure encore cinq minutes, puis, comme par enchantement, monsieur Brasseur se détend, ôte son manteau et invite Franch à s'asseoir.
Il raccroche le téléphone.
Le moment du dialogue est venu, il est temps pour ces deux hommes de combattre dans l'arène…
Pour la gloire ou la mort… et la mort ?
Franch tente sa chance : l'attaque !
Il se déleste de son Loden tout en gardant la veste cachant sa poche revolver, le pose sur le dossier du fauteuil réservé aux visiteurs et s'assoit calmement, le dos bien droit, les genoux serrés.
Monsieur Brasseur ne semble pas surpris.
Il est manifestement sur le point de parler lorsque Franch, ne lui laissant pas le temps d’émettre le moindre son, prend la parole :
— Notre rencontre me fait honneur, je ne m'y attendais pas de sitôt, surtout en terrain découvert.
Est-ce à propos de ma dernière mission ?
Suis-je en attente d’informations complémentaire pour la prochaine ?
Ou encore me voici convié en ces lieux afin de signer mon arrêt définitif dans ces affaires ?
Franch ne cherche manifestement pas à perdre la main dans ce jeu mortel.
Il continue sur sa lancée :
— Vous pouvez parler.
Le test du téléphone avec l'appel au florpe de détection a montré qu'il n'y avait pas de poste d'écoute dans ce bureau. Il est bien vrai que mon système ne vous est pas inconnu.
Il vous dérange particulièrement ?
Soit !
Cependant, vous devez bien savoir qu'il correspond au vôtre, si ce n'est quelques petits remaniements afin de le rendre plus efficace…
À mon grand honneur, j'ai l'avantage d'avoir encore moins de sentiments apparents que vous.
Ma maîtrise est grandement supérieure aux autres élèves de cette école.
Si vous désirez me radier, libre à vous d'agir, mais n'oubliez pas…
— Suffit !
Monsieur Brasseur tente manifestement de garder son sang-froid…
Malheureusement pour lui, la situation : son âge — étant de vingt-trois ans l'aîné de Franch — ne lui laisse pas la chance de venir à bout du jeune homme dans cette science de la déstabilisation.
L'adversaire est redoutable par ses attaques psychologiques.
Il lui faut reprendre le jeu en main le plus vite possible ; seul son grade peut le lui permettre…
— Lieutenant, je vous somme d'adopter une tenue en fonction de votre grade.
— À vos ordres, mon colonel.
Jamais monsieur Brasseur n'avait désiré cette rencontre. Depuis trois ans déjà qu'ils se trouvaient dans le même service, les dialogues échangés se limitaient au strict minimum…
Tout se faisait dans la mesure du possible par personne interposée.
Ce jour est décisif, et il ne doit pas échouer.
Dans cette école, les élèves étaient formés afin de perdre toute attitude humaine en ce qui concerne les sentiments. Cela lui faisait horreur aujourd'hui, mais c'était son œuvre : créer des femmes, des hommes, étudiés pour exécuter des missions, sans se soucier des conséquences, afin que tout soit parfaitement réalisé.
Cette œuvre lui avait valu les plus grandes considérations de l'État : il venait d'être inscrit au tableau des « deux étoiles », alors qu'il avait juste 46 ans !
Mais savoir que son fils, à son insu, était entré — après sélection — dans ce cycle infernal, le rendait hors de lui.
Depuis trois ans, il gardait en lui cette rancœur et avait coupé tout lien avec cet être incapable maintenant du moindre sentiment.
Il ose lui parler :
— Vous êtes toujours mon fils, et je vous respecte comme tel.
La première partie de la mission qui vous fut confiée par le commandant sans que j'en sois informé, vous l'avez accomplie avec un sang-froid parfait, dont je devrais être fier…
— “Tout acte exécuté dans le cadre du service ne doit en aucun cas donner lieu à des sentiments, quels qu'ils soient, de culpabilité ou de satisfaction.”
J'ai juste exécuté un ordre.
Me voici donc présent pour achever mon travail.
Le colonel comme Franch jouaient le jeu.
Ils se savaient programmés par le Centre mais ils gardaient cependant une grande maîtrise de leurs actes.
Franch pensait avec une sérénité exemplaire qu'il éliminerait sans aucune hésitation l'officier supérieur en face de lui comme il venait d'abattre la veille — d'une balle de son antique 22 L.R. — son épouse… pour tentative de trahison.
Il est incompréhensible qu'un maître puisse se marier et partager sa vie avec un autre : les passions font parler et rendent les gens vulnérables.
Cet homme est un faible… Il a aimé, il a parlé…
Les instructions des formateurs sont maintenant comme des flashes tournant en boucle dans son esprit :
“L'ennemi est toujours autour de vous : vous êtes seul, cela vous suffit… vous êtes capable de tout… vous êtes libre… La vie, la mort sont des principes moraux dont vous n’êtes pas assujettis… votre mission régule vos actes… N'hésitez pas à tuer… Hésiter c'est faillir…”
Ses quatre années d'école l'ont construit de façon étonnante. Il a vu mourir ou a dû abattre plus du trois quart de ses relations de travail.
Difficile de saisir comment son géniteur, si imparfait, si faible, ait pu mettre au point un système aussi performant.
Franch est le fruit le plus beau de ce chef d'œuvre qu'était l'école.
Monsieur Brasseur ne relève pas l'ironie de son fils.
Il ouvre son carnet de bord tiré de sa veste, et sur la page du jour, il note ces quelques mots :
Sa charge de directeur, il l’assume à merveille en laissant à ses membres le pouvoir limité qui s’offre à chacun dans cette microsociété au service de la Cité.
Lorsque Franch entre dans le bureau, il est déjà là à l’attendre.
Ce n’est pas habituel.
Avant qu’il ne puisse dire un mot, la lourde porte se referme.
Le téléphone sonne.
Monsieur Brasseur s’empresse de décrocher le combiné pour le déposer sur la tablette.
Franch ne semble pas étonné de ce geste.
Il reste figé.
Le silence est angoissant.
Une odeur de transpiration rend l’atmosphère saturée de la pièce à la limite du supportable.
Le chauffage doit avoir été poussé au maximum.
Les deux hommes ont conservé leur manteau.
Quelques minutes passent sans qu’aucun mot ne soit échangé...
Alors que Franch se décide à bouger, Rose entre.
C’est une demoiselle, une jeune fille qui n’a pas fini de grandir.
Paraissant dix-sept ans, elle en a vingt-six en réalité et se donne beaucoup de mal pour se vieillir — ce qui est surprenant pour une femme, jolie de surcroît.
Elle tient dans ses mains fines, aux ongles bien taillés, deux dossiers volumineux.
Le rouge et le mauve.
Sans se soucier de Franch, elle se dirige vers monsieur Brasseur et lui tend les épaisses chemises.
Sans dire un mot, elle sort.
Un parfum infime de musc rappelle sa venue.
Franch frissonne à la vue des dossiers…
Souvent il les avait remarqués, souvent sa curiosité s'était portée sur ces documents confidentiels classés « très secret-défense » auxquels seuls Rose et le directeur avaient accès.
Eût-il pu, il y a sept ans, imaginer sa présence au Centre un matin ; être face à cet homme qu'il ne craignait plus… qu'il ne redoute plus ?
Son courage, que personne n'avait jamais contesté, s'était transformé au fil des ans en une bravoure et une audace étranges, proches de la témérité.
Il est neuf heures à la pendulette du bureau.
L'attente dure encore cinq minutes, puis, comme par enchantement, monsieur Brasseur se détend, ôte son manteau et invite Franch à s'asseoir.
Il raccroche le téléphone.
Le moment du dialogue est venu, il est temps pour ces deux hommes de combattre dans l'arène…
Pour la gloire ou la mort… et la mort ?
Franch tente sa chance : l'attaque !
Il se déleste de son Loden tout en gardant la veste cachant sa poche revolver, le pose sur le dossier du fauteuil réservé aux visiteurs et s'assoit calmement, le dos bien droit, les genoux serrés.
Monsieur Brasseur ne semble pas surpris.
Il est manifestement sur le point de parler lorsque Franch, ne lui laissant pas le temps d’émettre le moindre son, prend la parole :
— Notre rencontre me fait honneur, je ne m'y attendais pas de sitôt, surtout en terrain découvert.
Est-ce à propos de ma dernière mission ?
Suis-je en attente d’informations complémentaire pour la prochaine ?
Ou encore me voici convié en ces lieux afin de signer mon arrêt définitif dans ces affaires ?
Franch ne cherche manifestement pas à perdre la main dans ce jeu mortel.
Il continue sur sa lancée :
— Vous pouvez parler.
Le test du téléphone avec l'appel au florpe de détection a montré qu'il n'y avait pas de poste d'écoute dans ce bureau. Il est bien vrai que mon système ne vous est pas inconnu.
Il vous dérange particulièrement ?
Soit !
Cependant, vous devez bien savoir qu'il correspond au vôtre, si ce n'est quelques petits remaniements afin de le rendre plus efficace…
À mon grand honneur, j'ai l'avantage d'avoir encore moins de sentiments apparents que vous.
Ma maîtrise est grandement supérieure aux autres élèves de cette école.
Si vous désirez me radier, libre à vous d'agir, mais n'oubliez pas…
— Suffit !
Monsieur Brasseur tente manifestement de garder son sang-froid…
Malheureusement pour lui, la situation : son âge — étant de vingt-trois ans l'aîné de Franch — ne lui laisse pas la chance de venir à bout du jeune homme dans cette science de la déstabilisation.
L'adversaire est redoutable par ses attaques psychologiques.
Il lui faut reprendre le jeu en main le plus vite possible ; seul son grade peut le lui permettre…
— Lieutenant, je vous somme d'adopter une tenue en fonction de votre grade.
— À vos ordres, mon colonel.
Jamais monsieur Brasseur n'avait désiré cette rencontre. Depuis trois ans déjà qu'ils se trouvaient dans le même service, les dialogues échangés se limitaient au strict minimum…
Tout se faisait dans la mesure du possible par personne interposée.
Ce jour est décisif, et il ne doit pas échouer.
Dans cette école, les élèves étaient formés afin de perdre toute attitude humaine en ce qui concerne les sentiments. Cela lui faisait horreur aujourd'hui, mais c'était son œuvre : créer des femmes, des hommes, étudiés pour exécuter des missions, sans se soucier des conséquences, afin que tout soit parfaitement réalisé.
Cette œuvre lui avait valu les plus grandes considérations de l'État : il venait d'être inscrit au tableau des « deux étoiles », alors qu'il avait juste 46 ans !
Mais savoir que son fils, à son insu, était entré — après sélection — dans ce cycle infernal, le rendait hors de lui.
Depuis trois ans, il gardait en lui cette rancœur et avait coupé tout lien avec cet être incapable maintenant du moindre sentiment.
Il ose lui parler :
— Vous êtes toujours mon fils, et je vous respecte comme tel.
La première partie de la mission qui vous fut confiée par le commandant sans que j'en sois informé, vous l'avez accomplie avec un sang-froid parfait, dont je devrais être fier…
— “Tout acte exécuté dans le cadre du service ne doit en aucun cas donner lieu à des sentiments, quels qu'ils soient, de culpabilité ou de satisfaction.”
J'ai juste exécuté un ordre.
Me voici donc présent pour achever mon travail.
Le colonel comme Franch jouaient le jeu.
Ils se savaient programmés par le Centre mais ils gardaient cependant une grande maîtrise de leurs actes.
Franch pensait avec une sérénité exemplaire qu'il éliminerait sans aucune hésitation l'officier supérieur en face de lui comme il venait d'abattre la veille — d'une balle de son antique 22 L.R. — son épouse… pour tentative de trahison.
Il est incompréhensible qu'un maître puisse se marier et partager sa vie avec un autre : les passions font parler et rendent les gens vulnérables.
Cet homme est un faible… Il a aimé, il a parlé…
Les instructions des formateurs sont maintenant comme des flashes tournant en boucle dans son esprit :
“L'ennemi est toujours autour de vous : vous êtes seul, cela vous suffit… vous êtes capable de tout… vous êtes libre… La vie, la mort sont des principes moraux dont vous n’êtes pas assujettis… votre mission régule vos actes… N'hésitez pas à tuer… Hésiter c'est faillir…”
Ses quatre années d'école l'ont construit de façon étonnante. Il a vu mourir ou a dû abattre plus du trois quart de ses relations de travail.
Difficile de saisir comment son géniteur, si imparfait, si faible, ait pu mettre au point un système aussi performant.
Franch est le fruit le plus beau de ce chef d'œuvre qu'était l'école.
Monsieur Brasseur ne relève pas l'ironie de son fils.
Il ouvre son carnet de bord tiré de sa veste, et sur la page du jour, il note ces quelques mots :
Le 12 avril 1983,
à 8 heures 27,
FIN DES ACTIVITES.
à 8 heures 27,
FIN DES ACTIVITES.
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Auteur : Yves Philippe de Francqueville